NUMÉRO 03

Sharon Norwood ×
Chloé Savoie-Bernard

 

Sharon Norwood, Drawing in Permanent Spaces, 2018. Dessin sur glaçure sur céramique. Courtoisie de l'artiste.

 

Le carrelage est un lieu impossible à laver convenablement. Prise d’un certain désespoir, j’ai écrit à ma mère dernièrement pour lui demander comment elle arrivait à bien nettoyer  le sien. Elle m’a parlé de vinaigre, de rinçage en plusieurs étapes. J’ai suivi ses conseils et il me semble continuer à voir des traces de savon. Comment se défaire des résidus ? 

À l’immaculé j’aspire ; à l’immaculé j’échoue sans exception. Je mets de l’huile de théier et du vinaigre blanc dans un seau d’eau chaude, je passe l’aspirateur dans ma salle de bain, puis la moppe. Je lave, récure, astique, les surfaces restent propres quelques instants, puis je me maquille au-dessus de l’évier, je prends ma douche, me coiffe, je vis et mes cheveux s’amassent au sol, ils sont jolis, en tourbillon, en tire-bouchon. Noirs sur blanc, ils ne pourraient pas être plus apparents, tout comme leur forme, des boucles serrées qui contrastent avec la géométrie droite des dalles au sol et de celles de la douche. La plupart du temps, j’essaie de les ramasser, mais parfois j’ai envie de les laisser là où ils sont. Mes cheveux ne sont pas sales, ils sont soumis à plusieurs rituels de soin, démêlage, shampoing doux, masque revitalisant, leave-in, hydratant, baume, huile : je connais ces étapes par cœur, elles sont un chapelet à égrener. Toute cette attention pour, en même temps, effacer le plus consciencieusement possible leur présence résiduelle des lieux que j’arpente.

L’artiste canadienne d’origine jamaïcaine Sharon Norwood travaille l’esthétique des cheveux des personnes noires dans ses sculptures et ses installations. On peut penser à sa série Hair Matters, où des bouclettes noires viennent parasiter des tasses de thé anglaises ornementées : le thé, symbole colonial par excellence, devient habité par le corps des esclaves. Qui, désormais, y trempera les lèvres ? Dans Drawing in Permanent Spaces, le mur de salle de bain qu’elle présente pourrait être le mien si je ne faisais pas disparaître les mèches que je perds lors de mes démêlages soigneux dans la douche. Comme bien des gens, je placarde mes cheveux sur les murs lorsque je les lave, puis les ramasse en boule et les jette. Si j’acceptais plutôt leur accumulation, leur prolifération, l’espace se fleurirait de mèches noires qui, joueuses, se superposeraient les unes aux autres. Norwood m’amène à rêver à ce que signifierait de refuser l’équation que je performe et qui me semble pourtant un héritage à repenser, où les cheveux des afrodescendant.es doivent être matés, lissés. Surtout, ne pas trop prendre de place. Être effacés. 

Sharon Norwood, Hair Matters, 2018. Dessin sur glaçure sur porcelaine antique. Courtesy of the artist. Courtoisie de l'artiste.

 

La salle de bain, lieu d’épuration, de pureté, où on lave son corps en même temps que ses péchés, est chez Sharon Norwood parasitée par des cheveux, qui viennent habiter, voire squatter la blancheur de la céramique sans volonté de se dissimuler. Il s’agit peut-être d’une contamination, assurément d’un palimpseste : l’espace est redéfini par ces cheveux qui apparaissent portés par leur vie propre dans une nature morte où réside une vie paradoxale, liminaire – les cheveux meurent dès qu’ils sortent de leur follicule, mais continuent pourtant à pousser. Ils sont ici doublement morts puisque détachés des corps qui les portent – mais ils continuent de s’agiter. L’œuvre appelle à imaginer un monde où les corps noirs investissent des espaces où on leur avait jusqu’alors demandé d’effacer leur trace. Les cheveux sont ainsi auréolés d’une qualité disruptive qui ne saurait être que politique. Dans cette salle de bain,  même le savon devient pénétré de petits cheveux qui s’y sont glissés : on devra dorénavant se laver en sentant la rugosité de la kératine. Et alors, qu’est-ce qui pourrait survenir ? Ce savon blanc porte une trace de noirceur, mais il n’en demeure pas moins utilisable. Qui s’y frottera ? 

L’œuvre de Norwood est toute en tonalité noire et blanche, sauf pour une touche or. Sur le porte-savon se trouve en effet une bavure dorée, une tache, qui elle aussi vient contrevenir à l’ordre auquel devrait hégémoniquement s’astreindre toute salle de bain – cette éclaboussure ne devrait pas être là, et pourtant, elle y est. Elle tient à la fois du ratage, de la bavure, mais sa couleur en appelle à une certaine majestuosité. Elle invite elle aussi à désinvestir la salle de bain de sa pureté, tout en sacralisant, en couronnant, ce qui tient d’une transgression : la tache. Dans ce geste qui défait et qui construit, une lucidité affleure, qui me donne envie de défaire mon chignon trop serré, et de répandre partout où je passe des petites frisettes, des marques de ma présence qui voudraient signifier : j’existe. 

 
 

Sharon Norwood est une artiste canadienne d’origine jamaïcaine qui a grandi à Toronto. Elle partage actuellement sa pratique artistique entre la Floride et la Géorgie. Sharon est titulaire d’un BFA en peinture de l’University of South Florida et d’un MFA en arts plastiques de Florida State University. Elle a exposé à l’international, au Canada, en Allemagne, aux États-Unis et en Jamaïque. Elle a notamment présenté ses œuvres au Museum of Fine Arts de Saint-Pétersbourg en Floride, participé aux biennales de la National Gallery of Jamaica en 2012 et 2017, à l’exposition des étudiants du NCECA en 2016 et à la biennale d’Atlanta en 2016. Sharon est lauréate de nombreux prix.

Autrice, éditrice et traductrice, Chloé Savoie-Bernard a, entre autres, publié Des femmes savantes (Triptyque, 2016), Sainte Chloé de l’amour (Hexagone, 2021) et dirigé le collectif Corps (Triptyque, 2018). À compter de l’automne 2022, elle occupera un poste de professeure de littérature à l’Université Queen’s.