NUMÉRO 15

Hazel Meyer ×
Yasmine Whaley-Kalaora

 

Hazel Meyer, The Weight of Inheritance—cruising Joyce's house, 2020. Vidéo numérique. Courtesie de l’artiste.

 

Le texte qui suit est issu d’une correspondance de plusieurs mois avec l’artiste Hazel Meyer autour de ses œuvres Le poids de l’héritage (The Weight of Inheritance) (2020) et Marbre dans le sous-sol (Marble in the Basement) (2020/2024), ainsi que (plus particulièrement) de l’héritage, des archives, des trous/touts dans les archives et les matelas (tachés, abandonnés, bien-aimés), de la douleur chronique, et de la cinéaste et artiste expérimentale canadienne Joyce Wieland. En 2016, à la suite d’une rencontre fortuite, Hazel s’est fait offrir une tonne de marbre par Jane Rowland, la femme qui a fait l’acquisition et entretenu la maison de Joyce Wieland après son décès. Le poids de l’héritage et Marbre dans le sous-sol emploient ce don comme cadre conceptuel pour aborder les thèmes de la mémoire, de la filiation et des dynamiques de pouvoir complexes liées au travail d’héritage. Au fil du temps, mes échanges avec Hazel sont passés des fils conducteurs archivistiques complexes qui figurent dans ses projets/sa recherche, à la façon dont Wieland est devenue une porte d’entrée pour aborder les dynamiques de genre et de classe à la fois dans le monde de l’art et dans les marchés immobiliers locaux. Nous avons aussi parlé de doute artistique, de comment faire confiance à des sphincters incontinents et de trous suintants qui existent à la fois dans nos corps et dans les archives institutionnelles avec lesquelles nous interagissons. Ce texte a été écrit sous la forme de notes de bas de page horodatées à partir de la vidéo Le poids de l’héritage ― cruiser la maison de Joyce (The Weight of Inheritance – cruising Joyce’s house), la visite virtuelle de la maison de Joyce performée par Hazel.

Avec mes ongles à moitié vernis j’ouvre le courriel « allô et un billet ?! », fais dérouler la liste des « quelques trucs liés à Wieland » jusqu’au « vidéo dans la maison de Wieland, via le portail en ligne d’une agence immobilière ! » et répète la séquence habituelle : clique sur le lien en bleu, mdp : M*****, jouer.

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Jouer pour une visite guidée du portail, une croisière de plaisance, ou

pour voir le trou que j’utilise le plus souvent pour accrocher de nombreuses idées à moitié abouties sur Joyce Wieland, les tripes en bonne santé/malades, et les archives en bonne santé/malades dans le panneau perforé qu’est devenue la correspondance courriel foisonnante entre Hazel et moi.

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Écouter pour entendre l’hymne d’autodétermination dans la maison et la demeure de Diana, que j’ai entendue pour la première fois à travers les murs de la chambre de ma mère et qu’Hazel a entendue pour la première fois en regardant Laura Dern jouer la girlboss dans Big Littles Lies.

Une bonne chanson pour les amoureuxses du karaoké et celleux qui préfèrent le K. I. [1] : une bonne chanson pour mettre l’ambiance.

1:11
Regarder pour apercevoir une maison à travers un portail, un portail pour l’inspection collective.

Vous ne pouvez pas le voir ici, mais les tapis d’entrée indiquent : « tout ce que vous apercevez est fait avec soin et amour ». [2]

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L’authenticité avant l’immobilier, nous nous déplaçons pour trouver l’entrée du portail jusqu’à

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apercevoir l’intérieur de la demeure/la vie de Joyce Wieland grâce au soin porté par Jane Rowland [3] à sa demeure/sa vie grâce à l’archivage qu’a fait Hazel de leurs vies/leur demeure grâce à un portail.

La recherche comme une série d’élans auxquels nous nous laissons soigneusement succomber. Ex. :

2:54
un coup d’œil vers le mur pour découvrir une note autocollante indiquant des dates importantes, ou

3:25
faire confiance à la logique interne de vos tripes lorsqu’il est question de fruits séchés et de recherche parce que vous ne savez jamais qui pourrait traverser Queen Street et trouver le parfait raisin sec pour vous inviter dans la maison de votre héro·ine artistique.

3:48
Une maison avec une plaque comme

4:07
un endroit où préserver l’héritage tout en

5:22
faisant face la réalité coûteuse de posséder une maison.

Archiver comme prendre soin de l’héritage dans la mesure du possible. Ex. :

6:38
Jane bénéficiant de rénovations gratuites avec des clauses contractuelles restrictives, ou

9:02
se ré-appropriant la cuisine grâce à un cercle de baisers de Joyce [4] (un trou qui donne forme à un autre trou), ou

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Hazel envoyant une vieille photo des bouleaux plantés par Joyce dans la cour arrière par courriel à Jane.

Ce type d’archivage est un travail rigoureux/minutieux et un véritable travail de mémoire qui laisse place

10:40
aux lapsus,

11:43
aux trous dans le récit (et ses fondations),

11:52
en s’y investissant pleinement.

Une maison remplie d’amour et de soin comme une maison-musée, ou un pore dans la peau institutionnellement imbibée de l’Histoire ?

12:12
J’adore ces moments où des morceaux de J et J s’entremêlent parce que lorsqu’un peu de Jane pénètre en Joyce, le récit fait écho à l’importance des lignées de soin dans la création artistique et la préservation documentaire.

Le soin transforme les mains et les bouches retiennent de vieux mots de nouvelles façons.

13:04
Peut-être reconnaissons-nous ici que de s’intéresser à la vie de quelqu’un d’autre implique souvent de s’insérer dans leur vie et/ou que leur vie s’infiltre dans la vôtre.

Le travail d’héritage à la fois comme conservation et absorption ?

C’est un travail intrinsèquement anarchique où nous prenons conscience des trous suintants dans nos corps et dans les archives avec lesquelles nous interagissons. Cela est particulièrement vrai dans la maison, où les gens passent des vies entières, où les entrailles fuient et l’héritage est absorbé par l’espace et le temps et

13:19
au nom de la passion/du désir/de la rage, la peinture de Joyce éclabousse le plancher de la chambre de Jane et

13:48
une salle de bain me fait éclater de rire si bien que ma nouvelle acquisition de matériel de recherche/mon vernis à ongles éclabousse le plancher de la chambre. (In pour 2025 : Raisin the Bar comme dans tout laisser se déverser ?) [5]

14:24
Ce travail requiert souvent une maîtrise de l’art de garder des choses sans réellement garder la chose elle-même. Ex :

15:06
ce pour quoi Hazel décide de ne pas prendre le support à cassettes de Joyce mais plutôt de le recréer pour Marbre dans le sous-sol [6], ou

15:56
la façon dont la cantonnière moirée et la vigne fleurie qui orne la chambre de Joyce/le bureau de Jane deviennent des motifs récurrents qui hantent ses travaux ultérieurs, ou

17:36
le tapis crocheté effet marbre inspiré par ses voisins de la rampe d’escalier : la collection de tapis de Jane et

18:48
les dalles de marbre de Joyce.

19:17
C’est un exercice d’équilibriste de se permettre de ne vouloir « rien qu’un petit morceau »,

tout en respectant nos limites et

20:18
nos hantises

20:39
Parfois l’héritage est si lourd qu’il requiert une certaine préparation avant d’être pris en charge. Ex :

20:49
de bons amortisseurs et de bon·nes ami·es avec des dos solides puisque

les ondes de choc qu’il creuse dans la terre peuvent créer

21:30
un portail vers une tout autre vie :

une vie à charrier une imposante roche métamorphique, une vie enfouie sous les multiples formes du [P] oids de l’héritage.

22:45
Le travail d’héritage est un travail du deuil et

23:21
un travail de rage (dur de faire confiance à ses tripes dans la recherche archivistique quand votre idéal du soin n’est pas transmis par l’héritage).

Et il s’agit souvent d’un travail transformateur qui, comme le marbre, s’entame comme une chose mais qui, sous l’effet de la chaleur et de la pression (ou de la passion et des échéances), se transforme en une toute nouvelle masse de minéraux/matériaux.

23:57
C’est aussi une courtepointe ; des trous remplis de manières inattendues.

Et face à une absence de marbre,

24:13
c’est réaliser que ça n’avait rien à voir avec le marbre.

(Bien que le marbre ait été convoité pendant un certain temps, Hazel l’a finalement troqué pour ses homologues en trompe-l’œil préférés : un matelas, un tapis, un rideau, un manteau et son propre personnage : Marble elle-même [7].)

24:41
Le travail d’héritage est un travail avec des objets motivé par des raisons qui transcendent les objets.

C’est chercher/enregistrer/indexer/raconter à un·e ami·e/traduire/queerer/écrire/et raconter encore.

24:52
C’est une série de projets qui se concentre sur une absence dans le récit et

une entrevue avec une artiste qui s’est transformée en une correspondance courriel toujours en cours où nous répondons aux interrogations sur la santé physique et mentale par des photos de roches ressemblant à des intestins, où un vernis à ongles est acheté pour son nom et non pour sa couleur, et où des photos prises avec flash de matelas abandonnés dans les ruelles ou de quelconques objets ressemblant à du marbre sans en être pour autant sont de mise.

25:29
Ce qui a commencé sans marbre s’est terminé sans marbre et

un coup d’œil à travers un portail est devenu un pore ouvert à de nouveaux récits qui favorisent les histoires itératives, la recherche conversationnelle et l’utilisation du particulier pour parler du général, tant du côté des archives corporelles qu’institutionnelles.

Le poids de l’héritage et Marbre dans le sous-sol : des trous remplis vers une tout autre forme de récit pour Joyce et Jane et Hazel et m/Marble.

[1] K.I. alias Karaoké Interne alias chanter à haute voix mais seulement dans sa tête et peut-être même prononcer un mot ou deux quand personne ne regarde. © Hazel Meyer et Yasmine Whaley-Kalaora.

[2] Diana Ross, « It’s My House » Motown Records, 1979, Consulté le 21 décembre, 2024. https://www.youtube.com/watch?v=VDPYKteJY-E&ab_channel=DianaRoss-Topic

[3] Jane Rowland a fait l’acquisition de la maison de Joyce Wieland en 1999 et y a vécu jusqu’à son décès en 2017. Jane était une grande admiratrice de Joyce et a conservé plusieurs objets et aménagements dans leur état d’origine, telle une maison-musée non officielle.

[4] Joyce Weiland, Squid Jiggin’ Grounds, 1973, lithographe.

[5] Raisin the Bar. C'est une couleur de vernis à ongles de Sally Hansen. Il est rose pourpre argenté et brillant, et ne ressemble pas à des raisins secs.

[6] Une performance multimodale et une installation de type « sous-sol » qui mettent en dialogue le marbre de Joyce avec des réflexions élargies sur le soin dans le travail d’héritage pour ensuite se rédiriger vers des histoires sous-représentées au sein et au-delà des archives officielles.

[7] Marble, qui signifie « marbre » en anglais, est aussi le nom donné par Meyer à la marionnette utilisée dans la performance Le marbre dans le sous-sol (NdT).

Traduction: AM Trépanier

 
 

Hazel Meyer utilise l'installation, la performance et le texte pour étudier les relations entre la sexualité, le féminisme et la culture matérielle. Ce travail récupère l'esthétique, la politique et les corps queer souvent effacés dans les histoires d'infrastructure, d'athlétisme et de maladie chronique. Depuis 2019, Hazel réfléchit au travail et à l'héritage de Joyce Wieland avec le projet à multiples facettes The Weight of Inheritance/The Marble in the Basement. A Queer History of Joyce Wieland est le scrapbook culminant du projet et sera lancé à l'automne 2025.

Yasmine Whaley-Kalaora travaille comme écrivaine et critique, assistante de studio pour Tom Burrows, et dans les archives pour des artistes et des centres d'arts autogérées. La pratique de Yasmine comprend la vidéo, l'audio expérimental, la performance, l'écriture, la sculpture et le commissariat de C.L.A.M. - une série intermittente qui associe des courts métrages à des performances, des lectures et, à l'occasion, un club de souper (@_c.l.a.m_). Ses écrits récents ont été publiés dans The Capilano Review, ReIssue, C Magazine et Momus.