NUMÉRO 13

Florencia Sosa Rey ×
Julia Eilers Smith

 

Photo de Florencia Sosa Rey avec son père, Hector Sosa. Avec la permission de l’artiste. Photo: Olga Rey.

 

FatherDaughter est une performance collaborative conçue par Florencia Sosa Rey avec la participation de son père, Hector Sosa. Elle a été présentée en août 2022 sur un terrain vague du nouveau Campus MIL de l'Université de Montréal. L'emplacement choisi, un carré de pelouse à proximité de la passerelle Marcelle-et-Jean-Coutu, relie le complexe universitaire à la station de métro Acadie. Ce passage piétonnier crée également un lien entre les quartiers d’Outremont et de Parc-Extension, séparés par les voies ferrées du Canadien Pacifique. Dans la trame urbaine montréalaise, l’aire gazonnée où s’est tenue la performance forme une sorte de petite enclave, une halte anonyme au cœur d'une zone de transit et de revitalisation.

corps traversés 
de part 
en part

Les instructions pour la performance sont simples. Les deux performeur·euse·s se déplacent selon une trajectoire circulaire, mais en sens opposé, horaire et antihoraire. Les changements de direction et les variations de la taille des cercles parcourus sont déterminés par le père – un athlète de formation et professeur d’éducation physique – dans le but de prévenir les blessures et introduire une diversité de rythmes et de formes au sein de la répétition de l'action. Lors des chevauchements, les performeur·euse·s alternent entre le passage à l'intérieur et à l'extérieur du cercle, établissant, lorsque possible, un contact visuel au moment des croisements. Au son d’un léger sifflement, la performance se conclut graduellement, les participant·e·s reprennent leur souffle puis se retirent de l'action.

sport de rue 
travail athlétique
travail du corps 
projeté

Initialement positionné·e·s côte à côte, puis dos à dos, Sosa père et Sosa Rey pivotent sur iels-mêmes avant d'entamer leur parcours respectif en directions opposées : l'un·e marchant et l'autre courant, pour une durée de 40 minutes. Vêtues de manière quasi identique, une tenue de sport composée d’un haut noir et un petit short bleu, leurs silhouettes se répondent et se dédoublent. L’effet de dédoublement met en évidence un jeu de représentation et de réciprocité auquel se livrent les performeur·euse·s. 

jeu d’attraction
de répulsion 
de rencontres
 décalées

Avec cette performance, père et fille soulignent plus de trente ans de « vie commune ». Iels ont choisi pour l’occasion l’activité physique comme point de rencontre, comme « liant intergénérationnel » symbolique, le sport ayant été l’un de leurs lieux privilégiés d'échange et de partage. En témoigne d’ailleurs une photographie tirée des archives familiales prise par Olga Rey, mère, montrant l'artiste âgée de 5 ou 6 ans tapant du pied dans un ballon de soccer de taille adulte avec son père sur un terrain sportif.

barrio Ciancio
parc Lucie-Bruneau
Campus MIL

Maipú
Montréal

Florencia Sosa Rey, FatherDaughter, 2023. Avec la permission de l’artiste.

 

Ainsi, ce terrain dénué de vocation précise, en bordure d'un réseau d'intersections et de traverses achalandées, se convertit, le temps d’une performance, en un espace dédié à la commémoration de leur relation. Les lignes circulaires qu'iels dessinent avec leurs corps rappellent les courbes et les voies sinueuses de la circulation ambiante. Les boucles qu’iels esquissent rappellent celles des échangeurs routiers, ces bretelles qui facilitent le flux du trafic, relient des routes autrement séparées, permettent d’éviter les embouteillages, de changer de direction, de faire demi-tour. 

  contractioncrispation
décontractiondissipation

Mais bien que les déplacements des performeur·euse·s s'intègrent aux circuits environnants, ils s’en distinguent radicalement par leur logique improductive, marquée notamment par l’absence de destination et d’objectif précis. Leurs trajets ne conduisent nulle part, si ce n’est vers un apprentissage mutuel à travers l’interaction de leurs corps en mouvement, activant et explorant une intimité qui leur est propre. Chaque boucle tracée par les pas de Sosa père et de Sosa Rey est un circuit d’échange. Chaque révolution qu'iels complètent est ponctuée par un point de contact, une connexion familière, que l’on peut lire également comme un passage de relais. 

s’enseigner 
à s'entraîner 
dans le mouvement

FatherDaughter traduit aussi, chez Sosa Rey, une volonté d’inverser les rôles au sein de sa relation paternelle, endossant le rôle traditionnellement dévolu au parent en tant que pédagogue ou éducateurice. L’action de l’artiste vise notamment à communiquer et à transmettre – dans le contexte d’une activité physique – un autre type de savoir, de sensibilité, d’expérience à partir de l’approche somatique, performative et conceptuelle qui est au fondement de sa pratique. L’agencement des tenues sportives peut donc également être interprété comme un indicateur d’unité ou d’équivalence entre le père et la fille, ou à tout le moins d’une absence d’adversité. 

corps déracinés 
enracinés dans

Si l'on traçait au crayon les trajectoires de l'artiste et de son père, un motif concentrique émergerait, son contour s’épaississant progressivement. À mesure que leurs pieds frôlent ou écrasent la pelouse au même endroit, les lignes se superposeraient, intensifiant la densité du tracé. La performance et le dessin s'influencent mutuellement dans le travail de Sosa Rey, émanant tous deux directement du geste corporel et l'inscrivant dans un espace donné. Ses dessins, caractérisés par des formes biomorphiques, évoquent des corps en interaction ou entrelacés, mais également les processus invisibles du ressenti et de la mémoire affective. À l'inverse, ses performances sont des dessins en mouvement, des esquisses corporelles. Avec FatherDaughter, les performeur·euse·s s’accompagnent dans une action commune, même s’iels empruntent des directions contraires. En demeurant à l’écoute de l’autre tout en répétant le tracé circulaire, iels altèrent les contours de leur relation et en redessinent les frontières.

l’espace réel
de la figuration

 
 

Florencia Sosa Rey est artiste en arts visuels basée à Tiohtià:ke/ Mooniyang/ Montréal. Par une approche corporelle, somatique, c’est principalement à travers le dessin abstrait et la performance qu’elle articule des questions sur la mémoire et l’affect laissés par les personnes et les expériences. Elle détient un baccalauréat en Studio Arts de l’Université Concordia et continue sa formation en pratique corporelle à travers divers ateliers de perfectionnement. Son travail personnel et collaboratif à été présenté à Montréal, Québec, Toronto, Sudbury, États-Unis, Islande et en Argentine.

Julia Eilers Smith est une commissaire et auteure basée à Tio'tia:ke / Mooniyang / Montréal. Elle est titulaire d’une maîtrise du Center for Curatorial Studies, Bard College, et d’un baccalauréat en histoire de l’art de l’UQAM. Depuis 2019, elle occupe le poste de conservatrice de recherche à la Galerie Leonard & Bina Ellen de l’Université Concordia. Elle a auparavant travaillé au ICA de Londres, au Hessel Museum of Art et à la galerie SBC à Montréal. Ses textes ont été publiés sur des plateformes telles qu’e-flux et dans la revue Espace, art actuel.